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Photo du rédacteurMargaux Sardin

Comment parler d’art sans jugement ? (avec les enfants et les adultes !)

Le problème de l’esthétique

Le visage empli de fierté, un petit enfant tend à son parent un dessin qu’il vient de réaliser. «Wahou ! C’est beau !» entend-il en retour. Une réponse quasiment automatique, dite par un parent qui parfois ne jette qu’un vague coup d’œil à une production dont il ne sait d'ailleurs pas forcément quoi dire.


Ce type de réponse, s’il part d’une bonne intention (valoriser l’enfant), peut avoir des effets délétères.


En déclarant « c’est beau », le parent porte un jugement esthétique sur l’œuvre produite. Conséquence ? L’enfant, pour faire plaisir à son parent, cherchera ensuite à reproduire ce qu’il imaginera correspondre au « beau » qui est attendu de lui.


En s’arrêtant à « c’est beau », l’enfant intègre que ce qui compte dans le travail artistique, c’est sa beauté. Il s’appliquera alors à « réussir » ses dessins. Il ne sera plus motivé par le plaisir de faire, mais par la recherche du compliment.


Dessin enfant art

Dans mon travail d’art-thérapeute, je suis très souvent confrontée à des adultes qui me disent dans les premières séances « Je ne sais pas dessiner », ou « Je veux bien essayer, mais bon, je vous préviens tout de suite, je ne suis pas Picasso…». C’est comme si le travail artistique n’avait de valeur ou d’intérêt qu’à la condition d’être parfaitement maîtrisé et toujours joli.


Pour autant, si l’on revient à notre bambin du début, il est fort probable que ce dernier n’ait pas créé de chef-d’œuvre révolutionnant les arts plastiques du haut de ses 3 ans et demi. Cela ne l’a pas empêché de prendre ses feutres, de se confronter à une page vide, puis d’y apposer lignes et couleurs. En faisant cela, il a mis en forme quelque chose de lui-même, désormais extériorisée et partageable. Il a fait marcher sa créativité, ce qui va lui permettre de se développer. Et il se sert de son dessin (ou toute autre production) comme un outil de relation. Si l’adulte peut entendre ça, et le recevoir, alors il ouvre le champ des possibles, au lieu de le refermer.


Et ce qui est valable pour l’enfant est bien entendu aussi valable pour les adultes.


Mais alors, comment parler d'art sans jugement ?

J’utilise dans mon travail plusieurs axes pour parler des productions artistiques sans passer par l’interprétation, ou toute autre forme de jugement. Voici quelques pistes.


1. Demander à ce que la personne nous raconte elle-même


La production artistique met en image/mots/mouvement quelque chose de soi-même. On peut alors demander, simplement, de nous raconter de quoi ça parle.


« Peux-tu me parler de ton oeuvre ? Est-ce qu’il y a un ou des personnages ? Que font-ils ? Est-ce que cela raconte un souvenir ? Une émotion ? Une histoire inventée ? Quel titre est-ce que tu mettrais à cette œuvre ? »


En remettant la personne au centre de sa création, on lui offre la possibilité de raconter son histoire, sans plaquer notre propre interprétation.


2. Demander des précisions techniques/faire des observations objectives


On peut demander « quelle technique as-tu utilisée ? » « Est-ce que tu as utilisé tes doigts, un pinceau, un rouleau, etc. ? » « Comment as-tu fait pour fabriquer cette couleur ? » Ou, plus simplement « par quoi est-ce que tu as commencé ? » 


On peut également soi-même faire observations objectives : « Je vois que tu as utilisé beaucoup de bleu » « Tu as rempli toute la feuille » « L’un des personnages est beaucoup plus grand que les autres ».


Ceci permet à la personne de se rendre compte de son processus de création et d'acquérir des compétences d'observation.


3. Parler des sources d’inspirations/proposer des références


On peut demander à la personne « Est-ce que tu t’es inspiré de quelque chose pour créer ? », « Comment as-tu eu l’idée d’utiliser ceci ? » Ou bien, donner soi-même des pistes : « Cela me fait penser à… »


On peut s'inspirer par exemple d'une musique, d'un tableau, d'un spectacle, d'un film, d'un poème, etc.


Relier l’œuvre produite à d’autres œuvres permet de la replacer dans un contexte. Cela ouvre également à un partage d'univers culturel qui enrichit les imaginaires.


4. S’appuyer sur ses ressentis


On peut parler de ce que l’on ressent dans son corps. Par exemple « Quand tu as chanté, je me suis soudain senti.e très calme ». « J’ai senti ma gorge se serrer à la fin de ton spectacle ». Et bien sûr, on peut les relier à des émotions « J'ai aimé te regarder danser » ou encore « Quand je regarde ton dessin, je ressens de la joie. Et toi ? ».


Souvent, ce qui nous parle dans une oeuvre artistique est l'émotion qu'elle convoque en nous.


5. Savoir donner son opinion sans fermer les possibilités


Voilà le point le plus important. Il est valable pour toutes les catégories précédentes.


Si je dis « Cette musique est nulle », je place mon interlocuteur.rice dans une posture délicate : il lui sera probablement difficile de dire qu’il ou elle pense le contraire. Mais si je formule « Cette musique ne me plaît pas », cela laisse la possibilité de répondre « moi, je la trouve au contraire très belle ».


Ainsi, pour s'éloigner facilement du jugement, on pourra s’efforcer, lorsque l’on commente une production artistique, de ne pas commencer ses phrases par « C’est… ». À la place, utiliser « Je trouve que… » « Il me semble que… » permet d'ouvrir une conversation, de marquer des différences de points de vue, bref de dialoguer !


Conclusion

Lorsque j’avais 8 ou 9 ans, je me suis rendue en famille à l’anniversaire d’une dame qui fêtait ses 80 ans et que je ne connaissais pas. Il y avait beaucoup d’invités et pour l’occasion elle avait organisé un concours de dessin. Une petite salle avait été aménagée à cet effet, avec du matériel. Les dessins devaient ensuite être placés dans une urne pour participer à la compétition.


J’ai réalisé un premier dessin représentant une femme dans un champ de fleurs. Je l’ai trouvé vraiment raté, moche et j’en ai eu honte, alors je l’ai retourné et posé dans un coin. Puis j’ai réalisé un autre dessin que j’ai estimé à la hauteur, et que j’ai mis dans l’urne.


Lorsque les résultats du concours ont été annoncés, j’ai gagné la première place. Mais, à ma grande surprise, c’est le premier dessin que la vieille dame tenait dans ses mains. (Quelqu’un avait dû le trouver et penser qu’il avait été oublié ?). Devant toute la salle, elle a alors raconté que ce dessin l’avait beaucoup touchée, car il lui avait rappelé un très beau rêve qu’elle avait fait quelque temps auparavant. J'ai été en retour très émue par cette histoire et par la connexion que cela créait entre nous. Et finalement... j'ai aimé mon dessin.


Si la question du beau, de l’émotion esthétique est essentielle dans l’art, il est important de ne pas le réduire à ça. Ce serait passer à côté de son incroyable pouvoir relationnel. Apprendre à parler d'art sans jugement favorise le dialogue, l'échange et nous relie aux autres.

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